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Dre Joanne Liu

ENTREVUE AVEC DRE JOANNE LIU

Par Emily Wu et Camila Rodriguez

Née à Québec de parents immigrants chinois et ayant grandi à Charlesbourg, Joanne Liu a fait ses études collégiales au Cégep Champlain St. Lawrence et ses études en médecine à l’Université McGill. Elle a complété sa résidence en pédiatrie à l’Université de Montréal et son fellowship en urgence pédiatrique à l’Université de New York. Par la suite, Dre Liu a commencé sa carrière à Médecins Sans Frontières en 1996. Après plus de 20 missions, elle a été élue présidente internationale de l’organisation en 2013, seulement quelques mois avant le début de l’épidémie de l’Ebola en Afrique de l’ouest. Durant ses deux mandats, les trois thématiques qui ont le plus marqué ses six ans de présidence sont l’Ebola, le bombardement d’un hôpital de MSF à Kunduz, en Afghanistan et la crise de réfugiés. Nous avons eu la chance de discuter avec Dre Liu sur son expérience en tant que femme à minorité visible en position de leadership dans le domaine de la médecine mondiale.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours en médecine? Qu’est-ce qui vous a poussé vers une carrière en médecine et vers Médecins Sans Frontières? (00:00:17)

En fait, je suis allée en médecine parce que je voulais faire partie de Médecins Sans Frontières. Quand j’étais en quête de sens dans mon adolescence, j’ai lu des livres qui m’ont vraiment marqués. Entre autre, j’ai lu un livre [Et la Paix, Docteur?,] sur un médecin qui travaillait avec Médecins Sans Frontières en zone de guerre. J’avais aussi lu La Peste d’Albert Camus et dans un passage du livre, le docteur protagoniste se fait demander: «Qu’est-ce qui vous motive? Tous vos patients meurent, vous n’avez rien à leur offrir, pas de médicaments et vous n’êtes même pas croyant!». Puis, il répond: «je ne me suis jamais habitué à la mort, je n’en sais pas plus». En lisant cela, je m’étais promise que jamais je ne m’habituerais à la mort et que je m’engagerais pour que la vie triomphe. Après cette prise de conscientisation, j’ai fait Carrefour Canadien International et je suis partie travailler en coopération internationale en Afrique. Après cette mission de 3 mois, je me suis dit que j’allais revenir travailler comme médecin dans les pays en voie de développement.

Pourquoi avez choisi de faire de l’urgence pédiatrique?

Durant mes stages, j’ai trouvé que le patient pédiatrique était le meilleur patient. Je me suis rendue compte rapidement que ça me ferait toujours plaisir de me faire réveiller en plein milieu de la nuit pour prendre soin d’un enfant. Ensuite, je voulais faire de l’urgence, car je savais que je voulais travailler dans les pays en guerre.

Vous avez souvent dit que d’être une minorité visible pouvait être plus stigmatisant qu’être une femme. Pourquoi selon vous? Comment cela a-t-il influencé votre carrière? 

J’ai grandi à Québec et, dans le bottin téléphonique, il y avait trois “Liu”: mon père et mes deux oncles. Grandir comme minorité visible était beaucoup plus stigmatisant que grandir femme. Je pense que ça nous forme parce qu’il n’y a pas une journée qu’on ne me rappelle pas que je suis différente. Par exemple, si tu es asiatique et que tu te promènes à Montréal, les gens vous parleront en anglais. Une fois, lorsque ma famille et moi sommes rentrés dans un magasin à Charlevoix pour nous réchauffer, la propriétaire nous a demandé: «Ça fait longtemps que vous êtes arrivés au Québec?» Ce n’était pas méchant, mais on est tout de même étiquetés. À Québec, il n’y en avait pas de communauté chinoise. J’étais tellement contente d’en retrouver une à Montréal et à McGill que j’ai même pris mon premier appartement dans le Quartier Chinois .

Avez-vous eu des mentors durant votre carrière?

Je n’avais pas tant de mentors au début de ma carrière. J’avais de la réticence à aller en médecine, car, quand on voyait une grosse maison, on se disait toujours que c’était la maison de docteurs et ce n’était pas un modèle qui m’intéressait. J’avais des modèles plus fantasmés, par exemple Gandhi et Marie Curie, même si je savais que je n’allais pas aller en recherche fondamentale, car elle sortait du lot et je trouvais que c’était important de savoir qu’il existe des femmes super performantes.

Dans mon domaine personnel, j’étais plus autodidacte. Je n’avais personne de mon entourage qui était médecin ou avocat et qui pouvait m’orienter dans mon cheminement professionnel. Par contre, j’ai eu un professeur de littérature au Cégep Champlain St. Lawrence, qui était super engagé comme militant pour Amnistie Internationale. Il a tout fait pour que je réussisse. Selon moi, un mentor, c’est quelqu’un qui croit en toi quand tu ne crois pas encore en toi-même. Je pense que ça se fait moins naturellement de se trouver un mentor pour les minorités sous-représentées en médecine.

Par ailleurs, lors de mon entrevue à McGill, j’ai été interviewée par deux personne caucasienne et la première question qu’ils m’ont posée était: «Pourquoi veux-tu aller en médecine? As-tu des parents en médecine?» Quand j’ai répondu non, ils m’ont demandé «Vu que tu n’as pas de modèles, alors pourquoi veux-tu aller en médecine?» Suite à cette question, j’étais complètement déstabilisée et je pensais que je ne rentrerais pas. Je me suis calmée et je me suis dit que si j’allais me laisser être déconcertée], ce serait encore que des fils de médecins qui rentreraient et les filles de restaurateur comme moi ne rentreraient jamais. Si on veut changer la face de la médecine, il faut continuer à encourager des initiatives qui favorisent la diversité des gens qui y entrent.

Comment caractérisez-vous votre approche du leadership? Est-elle différente de celle des hommes que vous avez côtoyés pendant votre mandat à MSF? 

Je pense que les hommes ne sont pas très courageux politiquement et je me suis fait décevoir régulièrement par des hommes pendant des rencontres. Je me rappellerai toujours d’une rencontre de haut niveau en Allemagne conviée par la chancelière Merkel avec comme invités les directeurs de London School of Hygiene and Tropical Medicine, Wellcome Trust, la banque mondiale. Tous des hommes sauf l’ambassadrice du Ghana en Allemagne et moi. J’ai parlé par rapport au fait qu’il ne fallait pas privatiser la réponse aux épidémies, que la santé publique devait demeurer un droit commun et que c’était important que les états prennent leurs responsabilités au lieu d’être dictés par des philanthropies. Il y a eu un silence de mort. Puis, un homme assis à côté de moi, a dit: «She’s so right». Je me suis rendue compte qu’en tant que femme, j’avais tout de même besoin du soutien d’un homme autour de la table pour que ma voix se fasse entendre.

Avez-vous déjà été associée au stéréotype de la femme hystérique?

Je pense qu’une femme est étiquetée hystérique assez facilement par rapport à un homme. On dira d’un homme: «il a du leadership» tandis que la femme sera rapidement étiquetée comme hystérique. Personnellement, je suis assez ferme dans mes discours. Par exemple, si on essaie de me couper la parole, je dis calmement: «Donnez-moi quelques minutes, je vais juste terminer ce que j’ai à dire.» Par contre, à mon avantage, je représentais une organisation qui ne parlait pas à travers son chapeau et qui était basée sur une réalité de terrain.

Avez-vous déjà ressenti le syndrome de l’imposteur? 

Je pense qu’on le vit tous à un moment donné. On a tous des doutes, mais je pense que c’est sain d’en avoir jusqu’à un certain point. Si le doute devient ton mode de fonctionnement permanent, ça devient problématique, mais avoir des doutes de temps en temps ça permet d’avoir une part d’humilité. Pour ma part, je pense que pendant les six dernières années comme présidente internationale de Médecins sans frontière (MSF) j’ai eu beaucoup de moments de doute, mais ce mandat c’est aussi probablement la plus grande leçon d’humilité que j’ai eue.

Combien de fois je n’ai probablement pas pris la bonne décision? J’ai fini par comprendre qu’il n’y a pas de solution parfaite et qu’on doit faire le tri des solutions imparfaites. Qui suis-je pour avoir la prétention de toujours choisir la bonne solution imparfaite? C’est sur que ça donne des moments d’état de conscience, mais ça finit par passer. Personnellement j’ai eu des mentors qui m’ont permis de cheminer là-dedans. Parmi ceux que j’appelais régulièrement il y a Louise Arbour. Je suis une grande fan d’elle. On est devenues copines. Souvent je l’appelais, on a cliqué assez rapidement. Je lui disais: « écoute, je fais face à ça. On a cliqué assez rapidement parce que je l’appelais souvent pour lui partager des situations auxquelles je devais faire face. Elle a une façon incroyable de décortiquer les affaires. Elle me disait souvent: « Joanne, t’as un bon jugement, tu vas trouver la bonne réponse ». Pour répondre à votre question de tantôt, c’est probablement la seule femme que je pourrais qualifier de mentor.

Quelle erreur referiez-vous? 

Je ne sais pas si j’appellerais ça une erreur, car à posteriori c’était une bonne décision, mais je dirais que c’est d’avoir refusé de faire mon fellowship en toxicologie pour rejoindre Médecins sans frontière. Quand c’est arrivé, j’ai longtemps pensé que c’était une erreur. Je m’étais coupée d’un poste prestigieux à New York, je suis partie faire ma première mission, mission qui s’est super mal passée, et je me suis séparée de mon mari. Pendant quelques années, je me suis dit que ce n’était pas la meilleure décision que de refuser ce fellowship pour pouvoir partir en mission. Une décision n’est jamais sans conséquences: elle a un effet domino. À ce moment-là, tout allait mal dans ma vie et aujourd’hui ça tient sur une phrase dans une entrevue. Aujourd’hui, je sais que c’était le bon choix, mais on ne le sait pas quand ça nous arrive. Je vais paraphraser Plume Latraverse, car il l’explique mieux que moi quand il dit que chacun a sa beurrée de marde et que la vie est une question d’appétit. Ceux qui passent au travers des mauvais moments, ce sont ceux qui ont de l’appétit.

J’imagine qu’il faut aussi un minimum de confiance en soi pour prendre un minimum de risque. Une part de confiance en soi et une part de confiance en notre écosystème pour croire que les choses se passeront bien au final.

Comment est-ce que les étudiants en médecine et les médecins peuvent contribuer à défendre les droits humains?

Je pense qu’au quotidien on le fait déjà sans le savoir. Étant ceux qui offrent les soins de santé, je pense qu’on personnifie en quelque sorte l’accès au droit à la santé. Je pense qu’après ça c’est de savoir à quel point on veut s’inscrire dans une démarche plus visible avec une approche plus publique. Pour moi, le droit du patient est fondamentalement lié aux droits de l’homme. Quand j’étais à votre place on n’en parlait presque pas. Aujourd’hui on en parle beaucoup, mais ce n’est pas vraiment mis en pratique. Je trouve qu’il y a encore un côté très paternaliste dans la façon d’offrir les soins de santé. Si on regarde par exemple le cas de l’aide médicale à mourir, c’est un débat qui a été ouvert il y a des décennies pour qu’aujourd’hui on commence à l’accepter. Les médecins sont des être exceptionnels, comme dans plein de professions d’ailleurs, mais ça en prend beaucoup pour les mobiliser à créer des mouvements. Ce sont des gens occupés donc faire de l’extra, faire du militantisme, ce n’est pas toujours possible.

Par contre, je pense que la meilleure façon de défendre les droits humains c’est en sensibilisant les gens autour de nous. Je crois que, fondamentalement, les gens contreviennent aux droits humains par ignorance, par paresse intellectuelle ou par complaisance. Cependant, quand on les met devant les faits, il y a des valeurs communes et ce que j’appelle l’humanité commune qui ne laissent personne indifférent. Il faut exploiter ces moments de convergence pour créer un lien d’humanité. Au lieu de concentrer nos énergies sur nos différences, ce qui nous sépare et ce qui nous divise, il faut chérir les moments rassembleurs et s’en servir pour se rapprocher dans notre condition humaine.

Selon vous, qu’est-ce qu’une femme « forte »?

Je pense que l’idée de la femme forte, c’est une rhétorique qui est survendue. Je pense que toutes les femmes sont fortes d’une certaine façon. Je pense qu’on s’attache trop à l’archétype glamour de la femme super héro alors que des super héros féminins sont partout. Pour moi la femme super héro, c’est la maman qui, durant la crise du Darfour, a marché durant des semaines avec un enfant sur le dos pour venir au centre de nutrition. Ce n’est pas moi, avec ma mission de deux ou trois mois, qui suis la héro dans l’histoire : ce sont elles.. J’ai une admiration sans fin pour ces femmes-là.

Quels conseils donneriez-vous aux futures générations de femmes en médecine? 

Be unapologetic. On n’a pas à s’excuser parce qu’on veut prendre un congé de maternité ou parce qu’on ne se fera pas un horaire de 110 heures par semaine parce qu’on a décidé d’avoir un équilibre dans notre vie. Je crois qu’il faut arrêter de nous faire culpabiliser de vouloir vivre notre engagement médical différemment d’une génération qui était à 90% masculine. On perd certaines choses, mais on va gagner sur d’autres aspects et c’est la vie. Je pense qu’il faut être un peu têtue dans vouloir atteindre ses rêves. C’est très facile de se laisser diluer dans le confort. C’est très facile de se laisser diluer dans la flatterie. C’est très facile de se laisser diluer dans des promotions. Par contre, c’est difficile, mais très important de ne pas se laisser diluer et de suivre sa voie.

Quel message aimeriez-vous que le lecteur retienne de cette entrevue?

« Life is not about you, it’s about others » parce qu’on est tellement interconnectés que si on veut que notre propre vie soit équilibrée, il faut absolument que la vie des autres soit bien équilibrée. On ne vit pas en ostracisme des autres.